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Interview de Mr Gbagbo : "Il ne suffit pas de bien conduire pour éviter un accident de voiture"
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- Titre
- Interview de Mr Gbagbo : "Il ne suffit pas de bien conduire pour éviter un accident de voiture"
- Créateur
- Issouf Ouattara
- Sylvain Hassan Boza
- Zakariah Koné
- Daouda Bakayoko
- Editeur
- Alif
- Date
- décembre 1994
- numéro
- 25
- Page(s)
- 6
- 7
- nombre de pages
- 2
- Est une partie de
- Alif #25
- Sujet
- Intégrisme
- Langue
- Français
- contenu
-
A l'occasion du séminaire du FPI sur le monde musulman, ALIF a rencontré en même temps que son confrère "PLUME LIBRE", le secrétaire général de ce parti pour avoir plus de précision à propos de cette initiative. Avec Laurent GBAGBO, le FPI nous a donc dévoilé la politique de l'islam et des musulmans.
PLUME LIBRE
ALIF : Si vous devriez vous présenter à la communauté musulmane, sous quel profil ou angle souhaiteriez-vous qu'elle vous découvre ?
L. G. : Ça c'est bien compliqué. Mais enfin, je suis GBAGBO Laurent comme vous savez. Mais je sais que vous voulez quelque chose de plus. Je pense que ce qu'il faut dire, ce qui me semble important dans ma vie et qui me caractérise : Je suis de père et de mère Bété de Gagnoa dans la s/p de Ouragahio. Je ne suis pas villageois. Aussi bien mon père que ma mère sommes des citadins, nous ne sommes pas des paysans comme beaucoup d'Ivoiriens. Mon père a grandi à Gagnoa au moment de la pénétration coloniale chez nous, c'est vers 1912 que mon père est né exactement en 1914. Il est donc parti avec sa maman à Dabou d'où il s'est retrouvé à Tabou où il a arrêté ses études pour se consacrer à des petits métiers dans les villes. À 21 ans, il décide d'aller dans l'armée. Il se retrouve donc à Dakar et avec le grade de sergent à la fin de sa carrière militaire, il est sous-officier de réserve. Il est donc immédiatement rappelé sur le front lors du débarquement de Normandie où il se bat contre les Allemands. À son retour, il replonge dans les petits métiers par-ci par-là. Tout ceci pour vous dire qu'il n'a jamais eu le temps d'être un paysan, contrairement à beaucoup de gens de ma génération dont les parents sont des paysans donc qui ont grandi avec un enracinement dans le terroir qui peut avoir un côté positif s'ils deviennent instruits dans leur terroir, mais ce qui peut avoir aussi un côté négatif s'ils deviennent obtus. Mon père est un citadin. Ma sœur et moi-même avons donc grandi dans ces conditions-là. Moi, je suis né à Gagnoa, ma sœur est née à Treichville. Et nous avons grandi en ville qui était donc notre cadre d'évolution. Je rappelle que dès l'âge de 8 ans je n'étais plus avec mon père. Comme il était devenu entre-temps policier, on l'affectait un peu partout et pour nous fixer à Gagnoa, j'habitais chez un homme, un policier qui était attié et dont la femme était Baoulé. Après je suis allé habiter chez la famille Soumaré de Gagnoa où j'ai eu mon CEPE. Le vieux Soumaré ne vit plus mais son ancienne femme est encore là et sa fille aussi. C'est d'ailleurs cette dernière qui est la mère de mon chauffeur Daouda Diaby. Vous pouvez demander à Mankan Keïta, président du Sporting. Voilà les personnes qui ont participé à mon éducation. Mais une éducation urbaine. Mais dans les quartiers pauvres. En même temps, j'ai été élevé dans un milieu de militant où on sait qu'on a rien gratuitement et que tout se gagne. J'avais deux ans en 1947 quand mon père a pris sa première carte du parti socialiste. Il a toujours milité pour avoir le peu qu'il a. La seule chose qu'il a pu nous inculquer, c'est que sur la terre, il n'y a rien de gratuit donc il faut toujours se battre. Ma mère étant une commerçante, elle voyageait beaucoup. Ce qui l'a emmené à parler couramment le Baoulé et le Dioula. Voilà donc ma famille : mes sœurs et moi sommes Bété par l'ethnie et Ivoirien de culture.
PLUME LIBRE
ALIF : En fonction des dispositions actuelles de la communauté musulmane, quelle image voudriez-vous lui communiquer et que pensez-vous du traitement qui lui a été réservé depuis l'indépendance jusqu'à aujourd'hui ?
L. G. : Écoutez, ce séminaire-là m'apprend beaucoup de choses car on ne sait jamais tout. Je vous l'ai dit, j'ai grandi dans les villes, mais ce sont des villes de la Côte d'Ivoire forestière : ce sont Abidjan, Agboville, Gagnoa et Sassandra. Donc l'idée que j'avais avant d'être un responsable politique, je dirai même pas du musulman mais du dioula, c'était l'idée qu'on a dans ces régions, c'est-à-dire c'est un commerçant. Avec tout ce que cela a de positif. Parce que si tu n'as pas de pétrole, il t'en vend. Mais avec tout ce que cela a de négatif, c'est-à-dire que c'est un truand aussi. Donc mes responsabilités politiques m'ont emmené à apprendre déjà parce que dialectiquement une communauté humaine ne peut pas être faite de gens tout noir ou tout blanc, donc il faut apprendre à les connaître. C'est pour apprendre à connaître la Côte d'Ivoire que nous avons entrepris ces tournées que nous effectuons. Je dois faire toutes les régions du pays. En ce qui concerne le Nord, j'ai déjà fait tous les départements sauf quatre qui me reste à savoir : Bondoukou, Tengrela, Katiola et Dabakala.
Alors étant un fils des quartiers populaires des villes coloniales, je suis forcément un homme tolérant. Je n'ai jamais été mêlé à une intransigeance doctrinale au niveau religieux puisque ce n'est pas notre préoccupation. Je me souviens avec les Soumaïla Savané à Gagnoa, quand nous avions faim, les soirs nous allions tous réciter des Sourates dans les cours pour qu'on nous donne à manger quelques fois les restes des plats ou quelques pièces de 5 F ou 10 F. De la même façon, je l'ai fait avec d'autres qui sont chrétiens. Donc avec un tel parcours, on est forcément tolérant. On n'a pas le temps d'une guerre de religions. Ça, c'est la première des choses. La deuxième chose, c'est que l'islam n'est pas connu en Côte d'Ivoire. Il y a beaucoup de musulmans, de signes extérieurs de l'islam : les grands boubous, les mosquées, il y a les départs à la Mecque et maintenant des émissions radio et télévisées. Ces signes extérieurs sont côtoyés tous les jours sans qu'on les connaisse, sans connaître aussi ceux qui les portent.
Dans mes tournées, j'ai été frappé par une chose en discutant avec les gens, quand on a demandé à connaître leurs besoins. Quand ils ont parlé d'abord de la réhabilitation
de l'islam et du musulman, j'ai été étonné. Je m'attendais à ce que soit mise en tête une préoccupation matérielle. Mais cette préoccupation idéologique, cette préoccupation de l'identité à retrouver... mais les gens à Abidjan ne savent pas que c'est une revendication primordiale. Et je voudrais que les musulmans sachent que j'ai compris cela depuis 1991 et en écoutant des gens comme KALILOU Diaby de Samatiguila, les familles Cherif et Fofana de Kani, j'ai commencé à comprendre que cela n'était pas un petit problème qu'on peut régler avec quelques billets de banque. Il faut que les gens sachent cela. C'est pourquoi je vous dirai qu'on ne connaît pas les musulmans de Côte d'Ivoire.
P. L. : Pensez-vous donc que le traitement de la part du pouvoir de l'islam émane de cette ignorance ?
L. G. : Non, l'un des exposés tout à l'heure a été clair et ça m'a moi-même appris beaucoup de choses, les traitements depuis l'époque coloniale. Mais il faut dire qu'au moment de la pénétration coloniale, les grands résistants en Afrique de l'Ouest ont été des musulmans : Almamy Samory Touré, Ousmane Dan Fodio, El Hadj Omar, etc. Parce que l'islam est une religion révélée de la même source géographique et de la même force idéologique. Donc quand les colonisateurs ont gagné, ils ont appliqué un certain nombre de traitements que ce soit dans la colonisation anglaise qui a été un peu plus simple après. Mais dans la colonisation française, il y a eu beaucoup de problèmes. Surtout en Algérie où on parlait d'assimilation. Or quand on parlait d'assimilation, on réduit aussi idéologiquement, c'est-à-dire du point de vue de la religion, on réduit l'autre à soi. Or les indépendances ont reconduit ces dispositions. Au lieu de faire une révolution et remettre tout à plat pour faire une véritable égalité entre les religions et aboutir à un État laïc. On peut comprendre les colonisateurs. Ils viennent d'un pays où ils étaient à 80 % chrétiens quand ils sont arrivés ici. Mais on ne peut pas comprendre les Ivoiriens : on n'était pas à 80 % chrétiens à l'indépendance. Vous comprenez ce que je veux dire. C'est pourquoi d'ailleurs nous faisons toutes ces tournées, pour comprendre, pour connaître et si demain nous avons une parcelle de pouvoir pour rétablir la justice. Parce que ce qui nous fait courir, sur ce point comme sur beaucoup d'autres, c'est qu'un pays où il n'y a pas de justice est un pays qui éclate. Ça peut éclater à propos de problèmes électoraux, mais ça peut éclater aussi à propos d'autres problèmes. Le Rwanda, ce n'était pas des problèmes électoraux. Mais ça peut éclater à propos d'une communauté qui se sent brimée par rapport à d'autres, cela peut entraîner la fin. Il faut prévoir. Gouverner, c'est prévoir. Nous apprenons aujourd'hui, nous apprenons maintenant pour que demain, si nous avons une parcelle de pouvoir, pour que nous puissions effectivement faire un État laïc et puis chacun applique sa religion.
ALIF : Nous avons des appréhensions. Quand on vous écoute, nous sommes très satisfaits. Une lecture des événements nous rend un peu amers. En remontant à la colonisation, nous remarquons que les plus grands résistants étaient tous des musulmans. Et ceux-mêmes qui ont favorisé la colonisation étaient de confession chrétienne. Après l'indépendance, les lois chargées de brimer l'islam ont été reconduites parce qu'elles pouvaient empêcher le transfert de ce qui restait comme ressources du Sud au Nord. À la fin, on se dit que votre discours est plus électoraliste qu'un message vrai.
L. G. : D'abord, je voudrais dire qu'il y a une erreur dans votre constat. Les peuples non musulmans dans la Côte d'Ivoire pré-coloniale n'étaient pas chrétiens : ils ont été chrétiens avec la colonisation, donc ils étaient animistes. On avait deux côtes en Afrique de l'Ouest en général.
On avait d'un côté les peuples totalement islamisés ou à moitié islamisés et d'un autre les peuples animistes. Donc je crois qu'il n'est pas juste de dire que les peuples qui étaient chrétiens ont favorisé la mainmise du colonisateur. Mais la christianisation est une des conséquences de la colonisation, ce n'est pas une cause de la colonisation.
Deuxièmement, sur l'autre aspect de votre inquiétude, je ne peux rien dire parce que quand un homme politique parle à un moment où des échéances électorales approchent, c'est évident qu'il est suspect. Comme c'est un sujet trop important pour en faire de la polémique, je vous demande seulement d'observer. Et si un jour nous avons une parcelle de pouvoir, reposez-moi la question. Mais ce n'est pas le seul problème, c'est dans tous les domaines.
Les gens se posent la question de savoir si vous avez une fois gouverné. Et ce n'est pas seulement en Côte d'Ivoire. Quand vous êtes dans l'opposition, il n'y a pas de repères pour qu'on vous saisisse. Donc même quand vous annoncez des choses qui sont correctes, tant que vous n'avez pas encore gagné, les gens se méfient un peu. Donc je comprends votre méfiance, mais je crois quand même que nos actes plaident pour nous. Depuis que la politique de type moderne est introduite en Côte d'Ivoire, c'est-à-dire depuis 1945, nous sommes les seuls à faire ce que nous faisons. Ce sont des actes parce que nous n'avons pas les rênes du pouvoir, donc nous ne pouvons pas prendre les décisions qu'il faudrait effectivement pour établir l'égalité des cultes et établir le caractère sacré des cultes. Donc nos actes plaident quand même pour nous par rapport à tous ceux qu'on a connu en Côte d'Ivoire comme faisant la politique, passés ou présents. C'est tout ce que je peux vous dire.
ALIF : Justement à propos de ce séminaire, la communauté musulmane attend en ce moment qu'il y ait un certain nombre de propositions. Qu'est-ce que vous lui proposerez donc au sortir de ce séminaire ?
L. G. : Ce séminaire a deux objectifs. Le premier, c'est d'abord pour nous instruire nous-mêmes. C'est important. Vous ne pouvez pas travailler sur un sujet que vous ignorez. Or, au fur et à mesure que nous avons travaillé aussi bien dans la partie Nord de la Côte d'Ivoire que dans les villes forestières où il y a de fortes communautés musulmanes, nous nous sommes rendus compte que nous ne connaissions pas nos compatriotes musulmans et que nous ne connaissions pas l'islam. Voilà d'où est venu l'idée de ce séminaire. Et comme Soumahoro l'a dit, nous avons organisé un séminaire à Daloa sur "les freins au processus de démocratisation", et Soumahoro a fait un exposé. De là, ceux qui considéraient que l'islam était le frein, il a démontré que ce n'était pas le cas et que c'était même un vecteur de la liberté. On a donc décidé depuis ce temps de faire un séminaire sur l'islam. Donc c'est d'abord pour nous instruire. Moi-même, je connais en gros les grandes familles islamiques du Moyen-Orient : les chiites, les sunnites, etc. Ici, j'ai appris qu'il y a d'autres familles et je suis en train d'apprendre. Le deuxième aspect, c'est que avec nos militants qui sont de confessions musulmanes, si il y a des aspects sur lesquels il faut qu'on se batte pour attirer l'attention de l'État, nous le ferons. Dès 90, quand on nous a signalé cette injustice au niveau de la représentation diplomatique. Nous n'avons pas attendu ce séminaire. Nous nous sommes battus, nous n'avons pas attendu que les musulmans viennent. Cela oblige les gens à se réveiller et à nommer un musulman ivoirien ambassadeur à RYADH. Mais ce n'est pas suffisant parce que si maintenant on peut encadrer les Ivoiriens qui vont au pèlerinage là-bas, c'est une bonne chose. Mais il faut leur permettre de faire leurs papiers ici et de ne plus aller chercher des visas au Mali, au Sénégal ou en Guinée, donc il faut forcément une ambassade et même des consulats sur place. Donc ça, on a commencé à le faire. Nous attendons de ce séminaire de voir s'il y a d'autres choses qu'on peut faire, on le fera, d'autres combats qu'on peut mener, on les mènera. Je dois dire que je parle aujourd'hui de l'islam, mais ce n'est pas l'islam seulement. Chaque fois que nous revenons d'une rencontre et qu'il y a des problèmes à résoudre, nous nous mettons à nous battre. Et souvent, la presse en rend compte comme des sujets de la navigation : le conflit agriculteurs-éleveurs. Donc quand nous allons rencontrer des gens qui nous soumettent des problèmes, s'il y a des problèmes pour lesquels nous pouvons nous battre, nous le faisons immédiatement ; si non, le reste, nous les mettons dans nos dossiers pour le jour où...
PLUME LIBRE : Pour coller à l'actualité, que pensez-vous du réveil de l'islam en Côte d'Ivoire et pensez-vous réellement qu'il y ait menace d'intégrisme en CI ?
L. G. : D'abord, je voudrais dire que je suis parti en exil en 1952. À mon retour en 58, j'ai été frappé par une chose. Au moment où je partais, la foi religieuse, que ce soit chez les chrétiens ou les musulmans, était en veilleuse. C'est une chose qui me frappait, surtout chez les intellectuels, c'était même de bon ton que de se montrer un peu athée. Moi, je ne porte pas de jugement, mais je constate. À mon retour en 88, j'ai vu qu'il y avait un renouveau dans la foi, dans le monothéisme. Là, je me suis rendu compte que chez les chrétiens, il y avait une multiplication de ce qu'on appelle les sectes (je n'aime pas beaucoup ces appellations). Chez les musulmans, les gens ont commencé à s'organiser, les jeunes n'avaient plus honte d'aller à la mosquée. Nos collègues, de la même façon que nous nous allions à l'église, allaient maintenant à la mosquée tranquilles. Donc, il y a un renouveau de la foi religieuse. Je n'ai jamais cru à une menace intégriste. Mais je voudrais rappeler que, pour moi, c'est la politique qui est importante pour ne pas qu'il y ait des violences d'origine religieuse, parce que je ne suis pas complexé pour parler de toutes ces questions, parce que je me sens en paix avec moi-même. Je n'ai jamais offensé une religion et puis j'ai grandi avec des gens qui sont d'horizons divers. Mais quand on prend l'Iran, on ne peut pas expliquer l'apparition de l'Ayatollah Khomeiny et des autres positions qu'ils ont adoptées si on veut taire la politique de Reza Pahlavi, le Shah d'Iran. Les phénomènes humains agissent comme des balanciers. Si vous êtes restés corrompus trop longtemps, il arrive forcément un jour où un justicier apparaît qui veut tout corriger. Et il se peut qu'il aille à l'extrême.
Regardez tout près de nous, au Ghana : les gens étaient tellement corrompus que Jerry Rawlings est venu, il en a fait tuer un bon nombre. S'il était musulman, les gens allaient crier que c'est un intégriste. Or, ce n'est pas une question d'intégrisme. Donc, chacun se sert des instruments qui sont à sa disposition pour purifier la société dans laquelle il vit. Chez les uns, Jerry Rawlings par exemple, ce fut les armes parce qu'il est militaire, chez d'autres comme l'Ayatollah Khomeiny ce fut l'arme idéologique de l'islam parce qu'il est musulman. En Algérie, on crie contre le FIS. Mais moi, je pense qu'il faut être clair. Ou bien les partis politiques fondés sur la religion sont interdits, ou bien ils ne le sont pas. Moi, je souhaite qu'ils soient interdits pour éviter les situations de ce genre. Mais ce n'est pas le FIS qui s'est imposé. Il a fait une demande de reconnaissance et le gouvernement d'alors lui en a donné l'autorisation d'exercer. Ils vont aux élections que le FIS remporte et ensuite on lui dit que ce n'est pas normal parce que c'est un parti religieux. Vous voyez là que c'est la politique. Quand dans sa politique on n'est pas clair et qu'on la met dans des culs-de-sac, or on sait que des culs-de-sac on ne s'en sort que par la violence. La violence, les analystes sommaires veulent l'attribuer à un tel ou un tel. Mais il faut regarder dès le départ. Si le FLN n'avait pas tant échoué, n'avait pas tant tergiversé après avoir été la fille de la révolution, s'il n'avait pas voulu dans son tâtonnement vouloir tout et son contraire, c'est-à-dire un parti religieux et son contraire, on n'aurait pas cette situation en Algérie.
ALIF : Quelle est votre position sur le principe du contrôle des identités autour des lieux de culte, suite bien sûr aux événements de la mosquée d'Abobo ?
L. G. : Notre parti a pris position sur ce problème et, croyez-nous, ce n'est pas un problème électoraliste parce qu'en 1990 déjà, quand Alassane Ouattara avait institué la carte de séjour, nous avons été le seul parti à dire que c'était dangereux. Parce qu'une carte de séjour, on l'institue pour contrôler le flux et le reflux des étrangers. À partir de ce moment-là, c'est conjointement le ministère des Affaires étrangères et le ministre de l'Intérieur qui l'instituent. Et là, il y a des règles précises. Or là, c'est le ministère de l'Économie et des Finances, en fait c'était un impôt supplémentaire. On se dit qu'avec 4 millions d'étrangers, si chacun paye 5 500 F, voilà ce que cela peut nous donner. C'est un impôt supplémentaire qui frappe une partie de la population. Voilà l'analyse de départ. Mais je pense que cela n'a pas été assez mûr, alors pour la contrôler, je suis moi, curieux de savoir qu'on ne recherche les étrangers qu'auprès des mosquées. C'est ce qui est une insulte, non pas seulement aux musulmans, mais également au républicain que je suis. Je pense que c'est injuste du point de vue des lois républicaines de soupçonner une communauté plutôt qu'une autre. Parce que, à force de soupçonner de telle manière, cela emmène des catastrophes hitlériennes de génocide contre les juifs parce qu'on soupçonne une communauté. Mais tout au long de la frontière du Ghana, il y a aussi des étrangers et ils ne sont pas musulmans. Tout au long de la frontière du Liberia, chez nous, il y a des étrangers, mais ils ne sont pas forcément musulmans. Mais le fait qu'on recherche les étrangers auprès des mosquées, ça veut dire qu'on confond « Dioulas », « musulmans », « intégristes », « étrangers », « terroristes ». Et quand un État fait ces confusions, c'est dramatique, parce qu'il a les moyens de ne pas faire ces confusions. Voilà pourquoi nous nous élevons contre de telles pratiques parce qu'on ne voudrait pas une guerre civile dans notre pays. Or, les gens sont assez légers. Ils posent des actes et ils viennent après cela demander pardon à la télévision. L'acte que vous avez posé, la blessure, même si la plaie guérit, la cicatrice reste. Nous, nous ne voulons pas qu'il y ait des cicatrices. Or, la carte de séjour a été instituée contre notre gré. C'est devenu une loi de l'État et donc, s'ils veulent la contrôler, nous demandons que cela se fasse de manière plus égalitaire. Mais cela pose un autre problème qui est celui de la manière de travailler de nos forces de l'ordre. Ça, c'est un vieux problème duquel je ne voudrais pas parler maintenant. Mais j'ai toujours dit que les forces de l'ordre travaillent avec des méthodes qui ne me conviennent pas, comme si la brutalité était une méthode de travail.
ALIF : Est-ce à dire que si demain le FPI venait au pouvoir, il remettrait en cause l'institution de la carte de séjour ?
L. G. : Nous allons voir parce qu'aujourd'hui, il est patent que même ceux qui ont institué la carte de séjour se sont rendus compte de son échec sur le plan des finances publiques, parce que c'est uniquement pour les finances publiques qu'ils l'ont instituée. Et même les instruments qui ont été achetés pour faire les cartes de séjour n'ont même pas pu être remboursés par ce qu'ils ont eu. Donc, sur ce point-là, c'est un échec. Car un impôt qui ne rapporte pas ce qu'on attend de lui n'est plus utile. Là, nous aurons les mains plus libres pour agir. Notre grand problème à nous, ce pourquoi d'ailleurs nous nous étions opposés à cette carte de séjour, c'est qu'il faut nous dépêcher de créer un parlement ouest-africain. Ça, c'est vraiment un de nos chevaux de bataille. Les problèmes de vote des étrangers et autres, voyez, tous les problèmes se tiennent. Avec les pays de la CEDEAO, nous pouvions mettre sur pied un parlement ouest-africain élu au scrutin proportionnel dans chaque pays. À partir de ce moment-là, si nous mettons ensemble les problèmes de douanes, d'économie, de fiscalité et même de monnaie commune, nous pouvons créer une citoyenneté commune dans la zone ouest-africaine avec un ensemble variant entre 200 millions d'habitants si on prend en compte le Nigeria ou un peu moins si on ne prend pas en compte le Nigeria. À partir de ce moment-là, la carte de séjour disparaît. Dès l'instant où nous adoptons une citoyenneté ouest-africaine qui donne un certain nombre de droits à chacun s'il n'est pas chez lui, on fera d'autres papiers qui ne seront plus la carte de séjour. Un papier qui me permettra de m'installer à Zinder, à Dakar et qui permettra aussi aux autres de s'installer à Ouragahio ou à Touba. Donc, voilà un peu notre vision de l'Afrique de l'Ouest.
C'est pourquoi quand les gens parlent de carte de séjour, nous sommes un peu réticents car nous avons une vision plus large. Nous pensons que nos économies ne peuvent pas s'en sortir aujourd'hui toutes seules. Donc, il faut regarder plus large, et cela nous résoudrait pas mal de questions.
PLUME LIBRE : Selon vous, est-ce que les hommes politiques ne seraient pas ceux-là même qui alimentent les rancœurs entre les populations ?
L. G. : Moi, je ne crois pas à cela. Mais je crois plutôt aux méthodes de gouvernement. Regardez toutes les villes forestières, elles abritent chacune une forte communauté de musulmans. Avez-vous déjà entendu parler de guerre entre les populations ? Jamais ! Tout le monde cohabite. Chez moi, l'imam est un Bété de mon village qui est devenu musulman et cela n'a dérangé personne, à côté des chrétiens et animistes. Mais si, au niveau d'actes précis, comme le contrôle des pièces d'identité, on va vers les mosquées, ça, c'est vers celui qui envoie les policiers vers la mosquée qu'il faut tourner le regard. Ce n'est pas les populations, ce serait depuis longtemps que vous auriez eu des bagarres dans pratiquement toutes les villes du pays. Mais c'est quand les forces de l'ordre doivent intervenir pour le contrôle des identités qu'elles vont vers les mosquées. Donc, c'est là que se situe le problème. Qui est-ce qui donne l'ordre et quelle en est la nature ? Qui leur a donné l'ordre d'aller vers les mosquées et pourquoi celui-là leur a dit d'aller vers les mosquées ?
Car nous le savons, un policier ne peut pas tout seul décider d'aller vers une mosquée, il obéit toujours aux ordres de ses supérieurs. Quel est donc le supérieur qui a donné cet ordre et pourquoi l'a-t-il donné ?
PLUME LIBRE : Ne croyez-vous donc pas à un complot de la part de l'État ? Car beaucoup de musulmans ivoiriens sont inquiets.
L. G. : Moi, je ne suis pas si inquiet. Mais je suis inquiet de la dérive autoritariste du pouvoir et de la manière dont on met à l'index certaines populations. Depuis que ADO a été Premier ministre, un homme que j'ai combattu politiquement et, s'il était au même poste et qu'il refaisait la même politique, je recommencerais à la combattre, avec la même vigueur, parce que dans beaucoup de points j'estime que sa politique était trop conservatrice, il était contre les intérêts des populations. Mais le problème n'est pas là. Mais depuis que les compétitions au sein du PDCI ont commencé, comme ils n'avaient pas d'arguments, ils ont utilisé l'arme de la nationalité en l'accusant d'étranger et ensuite ils ont conclu qu'étant du Nord, tous les nordistes le soutenaient, mais contre qui ? Et vous avez vu des gens qui occupent des hauts postes écrire des articles honteux. Donc, c'est la compétition politique au sein du PDCI, entre deux hommes, qui a entraîné les partisans des uns et des autres à cet état de fait. C'est donc mon analyse de la situation. Et je dis que cela n'est pas saint et ce n'est pas du tout à encourager. C'est des raisons pour lesquelles nous avons organisé ce séminaire : pour comprendre, connaître, de ne pas nous trouver en porte-à-faux en train de soutenir des gens qui font une politique fasciste. Mais je crois qu'il ne faut pas aller chercher ailleurs, parmi les paysans ni parmi les commerçants ou autres, c'est du point de vue de la conquête du pouvoir d'État que les gens, pour mettre un de leurs rivaux, c'est-à-dire Alassane, hors course, ont échafaudé un certain nombre d'anathèmes, comme nous-mêmes à un moment donné nous avons échafaudé tout un tas d'anathèmes. Mais quand la main du Bon Dieu est quelque part, ça réussit toujours. Nous avons même échafaudé des plans pour ne pas que nous soyons là pour 95. Mais ils ont donc échafaudé des anathèmes vers la fin de la vie de Houphouët, des anathèmes quelquefois amusants et sans dangers et d'autres fois dangereux contre Alassane Ouattara. C'est là qu'il faut chercher les grains du mal et non pas ailleurs.
ALIF : Des éléments du FPI se firent dans les pattes à travers des organes de presse qui ne sont pas les leurs. Je veux parler de cette affaire entre Ali Keïta et Raphaël Lapké. Qu'en pensez-vous en tant que secrétaire général ?
L. G. : Je vous répondrai par ceci : quand vous conduisez votre voiture, il ne suffit pas de conduire bien, de conduire sagement, d'être à droite et de rouler à 60 km/h, cela ne suffit pas pour vous mettre à l'abri d'un accident car, après toutes ces précautions, quelqu'un peut venir vous accrocher. Je ne voudrais pas entrer dans les détails de cette affaire parce que je ne veux pas en parler ici. Mais c'est tout ce que je peux vous dire.
INTERVIEW réalisée par
ALIF (Ouattara Issouf et Sylvain Hassan Boza)
PLUME LIBRE (Koné Zakariah et Daouda Bakayoko)
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