Article
Interview. L'imam El Hadj Idriss Koudouss Koné, chef de la communauté musulmane de Côte d'Ivoire : "Le retour d'ADO dans le jeu politique est obligatoire"
- Titre
- Interview. L'imam El Hadj Idriss Koudouss Koné, chef de la communauté musulmane de Côte d'Ivoire : "Le retour d'ADO dans le jeu politique est obligatoire"
- Type
- Article de presse
- Créateur
- R.-J. Lique
- Editeur
-
Le Patriote
- Date
- 15 février 2001
- DescriptionAI
- El Hadj Idriss Koudouss Koné, chef de la communauté musulmane de Côte d'Ivoire, dénonce les agressions et la diabolisation continues de ses fidèles sous les régimes successifs (Bédié, Guéi, Gbagbo). Il affirme que l'exclusion d'Alassane Ouattara, qu'il considère comme Ivoirien, vise en réalité toute la communauté musulmane et du Nord. L'Imam insiste sur la nécessité absolue de la justice pour toute réconciliation, déplorant l'absence de volonté du pouvoir actuel à cet égard. Bien que prônant le calme, il avertit que la passivité des musulmans a ses limites face à l'injustice et à la xénophobie, symbolisées par le concept d'« ivoirité ».
- pages
- 1
- 4
- 5
- nombre de pages
- 3
- Sujet
- Intégrisme
-
Conseil Supérieur des Imams, des Mosquées et des Affaires islamiques
- Conseil National Islamique
- Henri Konan Bédié
- Idriss Koudouss Koné
- Alassane Ouattara
- Félix Houphouët-Boigny
- Mahomet
- Honoré Guié
- Ediémou Blin Jacob
- Émile Boga Doudou
- Catholiques
- Église du christianisme céleste
- Justice
- Réconciliation
- Politique
- Tribalisme
- Xénophobie
- Conflit
- Élections
- Langue
- Français
- Contributeur
-
Frédérick Madore
- Identifiant
- iwac-article-0007088
- contenu
-
Le chef de la communauté musulmane de Côte d'Ivoire ne supporte plus les agressions dont ses fidèles sont victimes. Cela a commencé sous le président Bédié, ce fut pire sous le régime du Général Guéi, et continue sans relâche sous le président Gbagbo, estime-t-il, dans l'entretien qu'il a accordé à Afrique Express, à son domicile à Abidjan. S'il préconise toujours le calme, El Hadj Idriss Koudouss Koné reconnaît qu'il y a une limite à la passivité des musulmans. « Quand on sera le dos au mur… », s'inquiète-t-il. « Sans justice, pas de réconciliation possible », estime-t-il encore, alors qu'il se désespère de ne pas voir le moindre signe en ce sens de la part du nouveau pouvoir. Quant à Alassane Ouattara, pour El Hadj Idriss Koudouss Koné, son « frère du Nord » dont il est fier, est Ivoirien. Cela ne se discute pas et l'admettre est indispensable pour que la Côte d'Ivoire retrouve la paix. Le retour de Ouattara dans le jeu politique ? C'est obligatoire », selon l'Imam Idriss Koudouss. Entretien.
Propos recueillis le 16 décembre, à Abidjan par R-J Lique
A.E : Vous réclamez que « Justice soit rendue ». Qu'entendez-vous par là ?
El Hadj Idriss Koudouss Koné : Aucun développement ne peut se réaliser sans rétablir la justice. Quand l'injustice s'installe, c'est le désordre qui s'installe. Depuis la création du Conseil national islamique (CNI) le 9 janvier 1993, nous avons pris l'engagement devant Dieu et devant la communauté de Côte d'Ivoire de combattre l'arbitraire, de combattre l'injustice, de combattre le tribalisme.
Mais nous constatons que depuis le décès de Félix Houphouët-Boigny, la communauté musulmane est devenue une communauté qui est diabolisée par le pouvoir en place. En commençant par le président Bédié, lorsqu'il est arrivé. En présentant nos condoléances après le décès du président Houphouët-Boigny, le 24 décembre 1993, nous avions dénoncé certaines pratiques qui se faisaient jour, quelques semaines après l'installation de M. Bédié comme président. Nous avons attiré son attention sur les journaux qui avaient commencé à diaboliser la communauté musulmane devenue l'objet de multiples attaques. Nous avons même dit qu'il ne fallait pas crier au loup et qu'à force de dire « ils sont intégristes, ils sont intégristes », cela allait venir.
Nous avions attiré l'attention du président Bédié sur la percée du tribalisme et de la xénophobie. Tout ceci fait que je crois que le pouvoir avait un objectif. Nous pouvons le dire sans crainte. Je ne pense pas qu'aujourd'hui les gens acceptent qu'un musulman soit le président de la République.
A.E : A partir de constat, vous vous sentez donc directement concerné, en tant que musulman, par l'exclusion de Ouattara ?
I.I. K : Nous pouvons dire que dans le cas spécifique d'Alassane, ce n'est pas tout à fait Alassane lui-même mais c'est la communauté musulmane qui est visée. Alassane est un élément de la communauté. Sans risque de nous tromper, nous pouvons dire que, s'il s'agit de sa compétence pour gérer le pays, Alassane, aujourd'hui en Côte d'Ivoire, est l'un des plus compétents. Un monsieur qui a géré le Fonds monétaire international (FMI), c'est-à-dire l'économie du monde ! Je ne pense pas que cet homme-là ne puisse pas gérer 14 millions d'habitants. Nous avons l'impression et le sentiment qu'on ne rejette pas Alassane parce que c'est lui. On a le sentiment profond maintenant que Alassane est rejeté à cause de son appartenance à une communauté et à cause de son appartenance à une tribu. C'est pour cela que lorsque vous faites la genèse de ce qui s'est passé depuis Bédié, vous verrez que ce que la communauté musulmane a subi entre 1993 et l'an 2000, elle n'avait pas vécu cela en trente-trois ans avec Houphouët. On ne dit pas que Houphouët était profondément correct avec la communauté musulmane et avec la communauté du Nord, mais il a su gérer sa politique. (...). Dès que Guéi est arrivé, on a vécu un mois seulement en paix. Après, Guéi a commencé à s'attaquer à la communauté musulmane, et bien sûr à travers Alassane.
AE : Le Général Guéi tout seul ou avec la complicité de la classe politique ?
I.I.K : Bien sûr, c'est le pouvoir dans son ensemble. Et ce qu'on n'avait pas vu au temps de Bédié, on l'a vu sous Guéi, comme les perquisitions des Mosquées. Ils (NDLR : les forces de l'ordre) sont entrés avec des chaussures dans les Mosquées. Presque toutes les Mosquées ont été perquisitionnées. On n'a même pas trouvé une arme blanche. Je ne dis pas une arme à feu, je dis une arme blanche. C'était de la provocation. Bien évidemment, les musulmans, indignés, voulaient se soulever. Mais j'ai rappelé à la communauté musulmane qu'une Mosquée est la maison de Dieu, que ce n'est pas la maison de quelqu'un. Si le pouvoir en place offense Dieu, ce n'est pas à nous de nous plaindre, c'est le propriétaire de la maison qui doit se plaindre.
A.E : Vos fidèles peuvent-ils entendre encore longtemps ce type de discours ?
I.I.K : Bien sûr. On n'a pas réagi. Guéi a tout fait. Il a fait perquisitionner les Mosquées. La pratique que Bédié avait instaurée, c'est-à-dire renvoyer des cadres musulmans de leur poste, Guéi a fait pire que ça. Il a renvoyé tous les musulmans de leurs postes. C'est pour cela que nous jugeons que c'est une affaire d'appartenance à la communauté musulmane.
A. E : Et aujourd'hui, sous le nouveau régime ?
I.I.K : Sous ce nouveau régime, c'est la même chose. Le jour de l'installation du Président Gbagbo, le 26 octobre 2000, c'est ce jour-là qu'il y a eu plus de cent musulmans tués.
A.E : C'est une nouvelle étape qui a été franchie, ce n'est pas un cadre licencié de l'administration, c'est plus violent. Vous allez toujours vous en remettre à Dieu ?
I.I. K : Bien sûr. On va s'en remettre à qui ? C'est le Suprême.
A.E : Vos fidèles vous écoutent ?
I.I.K : Nous ne savons pas jusqu'à quand, mais pour l'instant les fidèles nous écoutent. Pour l'instant. L'avenir ? C'est Dieu seul qui le sait. (…) Mais je crois que chaque chose a une limite aussi. Quand on sera le dos au mur quand quelqu'un vous a poussé jusqu'au mur, que vous ne savez pas où partir, vous allez chercher à vous sauver. S'il est devant la porte, vous êtes obligé de le « cogner » avant de sortir. Et c'est ce que nous voulons éviter. C'est pour cela d'ailleurs que le 26 octobre j'ai parlé de génocide, et j'insiste là-dessus.
A.E : Vous maintenez ce mot « génocide » ?
I.I.K : Je maintiens ce mot. Je maintiens qu'il y a eu effectivement génocide contre la communauté musulmane. Je le maintiens jusqu'à aujourd'hui. Le 18 octobre, nous avons tenu un Conseil consultatif extraordinaire du Conseil supérieur des Imams. Nous avons lancé un appel, nous avons dénoncé l'arbitraire et l'injustice concernant le rejet de la candidature de la plupart des candidats. Ce jour-là, nous n'avons pas seulement défendu Alassane. On a fait mieux que cela. Nous avons rendu visite à tous ceux qui étaient exclus de la présidentielle pour leur donner des conseils. La vie est ainsi. Quand vous subissez une épreuve, cette épreuve peut vous instruire pour l'avenir. Nous l'avons dit à tous les candidats, pas seulement à Alassane, car pour nous il ne s'agissait pas de défendre l'Islam, c'était défendre tous ceux qui sont injustement traités.
A.E : Quelle justice attendez-vous ? Une justice pénale pour les responsables de tortures ?
I.I.K : Justement, la condition sine qua non de la réussite d'une réconciliation passe d'abord par la justice. On a tué mon fils et celui qui a tué mon fils, je dois le connaître. On doit lui demander pourquoi il a tué mon fils ? S'il mérite une sanction, il faut le sanctionner. C'est après la sanction que nous pouvons nous asseoir pour nous réconcilier. C'est cela que nous demandons au pouvoir.
A.E : Avez-vous le sentiment aujourd'hui que le pouvoir s'oriente vers ce devoir de justice ?
I.I. K : Jusqu'à aujourd'hui, je le dis et je signe, la justice n'est pas encore établie. Mais je tiens aussi un autre discours. Je dis que même la simple volonté du pouvoir de faire la justice, je ne l'ai pas encore perçue. Je n'ai pas encore vu un signe qui me montre la volonté de rendre la justice. A partir de ce moment-là, quelle réconciliation peut-on réaliser ? Au moment même où on parle de « réconciliation », le comité de réconciliation a fait une proposition au pouvoir qui l'avait apparemment acceptée, et finalement, on a remis en cause ce que le comité de médiation avait fait. Moi-même qui suis membre de ce comité, je me pose la question : Pourquoi sommes-nous là ?
A.E : Un forum pour mettre au point des modalités de la réconciliation va pourtant se tenir en janvier…
I.I. K : On le prépare, mais tout cela ne peut avoir d'effets tant qu'il n'y a pas de justice. Les 4 et 5 décembre 2000, il y a des gens qui ont été encore tués et qui n'avaient rien à voir avec les marches (…)
A.E : Avez-vous tenté d'avoir un dialogue direct avec le président Gbagbo ?
I.I.K : C'est notre souhait. M. Gbagbo a été installé le 26 octobre 2000, un jeudi. Le samedi 28, je l'ai eu personnellement au téléphone pour lui demander un rendez-vous parce que ce qui s'était passé le 26 était horrible. Le Président m'a donné rendez-vous pour le dimanche 29 à midi. Et le dimanche 29, à 11 heures, on m'a appelé pour me dire que le Président n'était pas disponible.
Je l'ai eu encore au téléphone et il m'a dit : « on va se voir mardi à 15 heures ». Et ce mardi arrive, et à 13h30, un de ses conseillers m'appelle pour me dire que ce sera pour plus tard. Depuis lors, j'attends. Mais nous souhaitons rencontrer le président parce qu'il faut absolument qu'il y ait un dialogue direct entre le président de la République et la communauté musulmane. Ne serait-ce que pour détendre l'atmosphère.
A.E : Si M. Ouattara est exclu définitivement du jeu politique, s'il n'a plus aucune possibilité « légale » de s'y insérer, si la justice statue définitivement qu'il n'est pas Ivoirien, que peut-il se passer ?
I.I.K : Pour nous, M. Ouattara est Ivoirien à cent pour cent. Si le pouvoir en place veut que y ait la paix en Côte d'Ivoire, puisque aucun développement ne peut se réaliser dans le désordre, il faut établir la justice. Ce que nous demandons c'est que la justice joue pleinement son rôle. Nous constatons aujourd'hui que la justice est téléguidée. Si on laissait librement la justice jouer son rôle, on n'en serait pas arrivé là puisque le président de la Commission nationale électorale (CNE), Honoré Guié, en recevant le dossier d'Alassane, a admis sa candidature. Si la justice dit autre chose, tout le monde peut donc constater que la justice est téléguidée.
A.E : Que pensez-vous des réactions internationales ?
I.I.K : On se réjouit de certaines décisions que la communauté internationale prend parce qu'elles rejoignent un peu notre position.
A.E : Il y a des réactions, mais peu de décisions, à part le retrait des observateurs électoraux…
I.I.K : Si on avait écouté la communauté internationale, on n'en serait pas arrivé là. Mais les gens, jusqu'à aujourd'hui, n'acceptent pas la communauté musulmane, alors que c'est une communauté qui est là, qui existe. Ils veulent toujours nous marginaliser alors que ce n'est pas possible.
A.E : Sera-t-il possible au pouvoir actuel de faire accepter à ses propres militants le retour de Ouattara dans le jeu politique ?
I.I.K : Mais il le faut ! Ça, c'est obligatoire ! Je pense que le pouvoir doit prendre ses propres responsabilités. La solution des trois quarts des problèmes de la Côte d'Ivoire, aujourd'hui, après Dieu, c'est une affaire du pouvoir. C'est le pouvoir seul qui peut détendre l'atmosphère. Je prends le cas récent de la promesse que le président a donnée à ses partenaires. Le cas d'Alassane serait réglé. Le président a donné sa promesse à tout le monde. Qu'est-ce qui l'a empêché de réaliser ce qu'il a dit ? Je pense que si ça s'était réalisé, on en serait au début de réconciliation. (NDLR : l'Imam fait allusion à l'accord arraché par la grande de médiation à l'issue duquel le RDR avait accepté de participer aux législatives, à condition que les élections à Kong où Ouattara était candidat soient reportées pour pouvoir régler définitivement la question de sa nationalité).
A.E : Vous pensez que le cas Alassane reste le principal symbole de cette réconciliation ?
I.I.K : Alassane c'est un objectif mais ce n'est pas le but.
A.E : C'est un symbole fort pour la réconciliation ?
I.I.K : Aujourd'hui c'est un élément fort, on ne peut pas le nier. Parce que Alassane, non seulement appartient à une communauté, mais, il appartient aussi au Nord. Regardez tout ce qui se passe au Nord. Le Nord ne va pas accepter que son fils qui peut faire quelque chose (pour le pays), soit rejeté. Cela, le Nord ne l'acceptera pas, et la communauté musulmane non plus ne va pas accepter que son fils soit rejeté. Ce n'est pas possible. S'il était chrétien, les chrétiens allaient faire la même chose que nous. Peut-être, ce que nous endurons, personne n'aurait pu l'endurer.
A.E : Vous avez encore espoir que le pouvoir fasse des gestes ?
I.I.K : Nous sommes des religieux. Notre prophète nous enseigne que le croyant est entre l'appel et l'espérance ; nous espérons qu'un jour, le pouvoir va nous entendre. C'est notre souhait. C'est cette prière que nous faisons, parce que sans cela, aucune paix ne peut se réaliser. Nous, religieux, nous prions pour que le pouvoir en place soit un pouvoir qui raisonne et que le pouvoir en place soit un pouvoir raisonnable. Il faut redescendre sur cette terre...
Ce qu'on constate aujourd'hui ne s'est jamais vu en Côte d'Ivoire, les ethnies se méfient les unes des autres, les Ivoiriens aussi : comment peut-on développer un pays où l'on ne se fait pas confiance ? C'est nouveau. En trente-trois ans de règne d'Houphouët, on n'a jamais vu cela. Depuis le décès d'Houphouët, on n'a jamais vu cela, aujourd'hui, la Côte d'Ivoire a payé beaucoup au plan international. Tout cela, c'est de notre faute, les Ivoiriens.
A.E : Pensez-vous que ce conflit avec les Musulmans participe d'une rivalité entre hommes politiques qui veulent s'en servir pour conserver le pouvoir, ou que, plus profondément, cela résulte d'une guerre d'influence entre l'Eglise catholique et l'Islam ?
I.I.K : Nous voulons toujours éviter cela. Même si cette pensée est dans la tête de certaines personnes, nous souhaitons vivement que ces gens-là ne l'expriment pas parce que ce sera la cassure totale. Pour l'instant, nous pouvons dire que c'est un jeu politique. Pour l'instant. Nous pouvons dire que ce sont les politiciens qui veulent jouer là-dessus pour se maintenir au pouvoir. (...)
A.E : Estimez-vous que l'Eglise catholique joue aujourd'hui pleinement son rôle pour la réconciliation ou qu'elle n'en fait pas assez ?
I.I.K : Nous les religieux, nous nous sommes retrouvés depuis 1994 pour créer un forum de concertation. Ce forum fonctionne. Aujourd'hui, c'est l'évangéliste Ediémou Jacob de l'Eglise du Christianisme céleste qui le préside car nous avons une présidence tournante. Les catholiques ont participé à la création de ce Forum. C'est même mon ami Dacoury (NDLR : évêque de Grand-Bassam) qui en était le principal initiateur (...) Mais depuis ce temps, l'Eglise catholique n'a pas participé effectivement à cette structure. Dans les textes actuels, ils n'en sont pas membres, mais il y a chaque fois un observateur de l'Eglise catholique qui assiste à nos travaux. Tout dernièrement, nous les religieux membres de la médiature, avec le président de la Conférence épiscopale, avons décidé de nous retrouver de temps en temps afin de pouvoir aider les hommes politiques. (...) C'est pour cela que nous avons fait ensemble une déclaration d'apaisement (NDLR : deux jours avant la tenue des élections législatives). Ces réunions continuent. Nous avons adopté un programme de sensibilisation que tous les chefs religieux vont transmettre à leurs fidèles.
A. E : Les membres de la grande médiation vous semblent-ils motivés ?
I.I.K : La plupart sont animés de bonne volonté.
A.E : Est-ce qu'il ne faut pas un peu plus que «de la bonne volonté» à l'heure actuelle ?
I.I.K : A notre première réunion, j'ai posé comme question préalable de savoir la limite de la compétence de la grande médiation. Nous constatons quand-même que ce comité qui en principe devait être un comité indépendant, avec une large compétence, a des membres nommés par le Président de la République, choisis par le président. Leur compétence est donc limitée. C'est ce qu'on a vu lors des négociations entre le RDR et le comité. Le RDR a accepté tout ce que le comité a demandé, par contre, les propositions du RDR qui ont été transmises au Président de la République, qui apparemment étaient acceptées, ont finalement été rejetées.
A.E : Cette médiation doit-elle avoir autorité pour engager de manière formelle les différentes parties qui dialoguent ?
I.I.K : C'est notre souhait. Pour que le comité réussisse dans ce travail de fond, il lui faut absolument l'indépendance et il faut qu'il ait une large compétence avec autorité sur tout le monde. C'est à cette condition qu'il pourra marcher. Mais s'il y a un comité «suprême» (NDLR : sous-entendu le Président de la République) par rapport à la médiation, ce sera difficile d'atteindre les objectifs qu'on se fixe.
A.E : Pour l'instant vous ne quittez pas ce comité de réconciliation ?
I.I.K : Vous savez, je suis le président de la communauté musulmane. Quand la communauté musulmane va décider que je me retire, je me retirerai...
A.E : Vous subissez des pressions de votre base ?
I.I.K : Bien sûr. Dès que j'aurai une petite pression sur cette question, je démissionnerai parce que je ne parle pas en mon nom. Si la communauté musulmane juge utile que nous soyons là-bas, nous y serons. Mais si la communauté juge que ce n'est pas la peine que notre chef soit là-bas, je n'irai plus (...)
A.E : Y a-t-il des divergences entre les Imams sur la conduite à tenir ?
I.I.K : Avant, nous avions de petits problèmes entre nous, mais dans la situation actuelle, tous les Imams de Côte d'Ivoire ont la même vision et son soudés.
A.E : Des Mosquées ont été attaquées, brûlées. N'y a-t-il pas d'Imams qui souhaiteraient taper un peu plus sur la table que d'autres ? Vous protestez, mais concrètement vous n'avez pas pris de mesures pour protéger votre communauté qui a été agressée physiquement.
I.I.K : Oui, mais chaque chose a son temps. Vous savez l'Islam est une religion progressive. L'Islam ne veut pas brusquer les choses. On avance par étape. Chaque étape a son travail. Et comme je le soulignais précédemment, le pouvoir en place est entrain de nous pousser et nous leur disons chaque fois : «non, ne nous poussez pas, on va essayer de parler».
Mais le jour où ils vont nous pousser jusqu'au mur...
Pour l'instant, nous faisons ce que l'Islam nous recommande, en souhaitant toujours qu'un jour, nous serons écoutés. (...)
A.E : Comment jugez-vous vos rapports avec les présidents successifs ?
I.I.K : Vous savez, le CNI a été créé le 9 janvier 1993. Le 28 novembre 1992, nous avons été chassés de la Mosquée par la police, lors de la première réunion que nous tenions pour créer le CNI. Houphouët n'était pas aussi «saint», mais la communauté musulmane a vécu avec lui en paix. Elle était même en quelque sorte «conseiller» d'Houphouët. Le problème de la communauté musulmane a commencé publiquement avec Bédié.
A.E : A cause de sa faiblesse politique ?
I.I.K : C'est arrivé avec cette histoire d'ivoirité qui était consacrée aux musulmans seulement, qui ne concernait pas les autres. La notion d'ivoirité ne concernait que les musulmans, surtout les gens du Nord.
A.E : Avez-vous le sentiment que les médiateurs veulent évacuer cette question de l'ivoirité car apparemment, pas mal d'hommes politiques veulent simplement «cadrer» cette question de manière plus précise ?
I.I.K : La plupart des membres du Comité de médiation estiment que l'ivoirité est un non-sens.
A.E : Des évêques ont pourtant déclaré que l'ivoirité devrait être abordée avec sérieux et calme, sans parler d'un non-sens.
I.I.K : C'est ce que j'ai dit. L'ivoirité vise le Nord et la communauté musulmane. Par conséquent, tous ceux qui ont en tête les idées de xénophobie, de tribalisme ne peuvent pas ne pas soutenir cette notion de l'ivoirité. Mais tous les gens attachés à la Côte d'Ivoire sont contre l'ivoirité parce que cela freine le développement.
Avec Houphouët, nous avons vécu en harmonie. C'est quand est venue cette question de l'ivoirité que nous avons eu des problèmes. M. Bédié a été la première personne à renvoyer des
cadres musulmans de leurs postes dans la Fonction publique. (...)
Après Bédié, la xénophobie a augmenté encore, et surtout la chasse aux hommes du Nord et aux musulmans. (...) sous Guéi et ce nouveau régime, c'est la même chose. Le ministre de l'Intérieur, Me Boga Doudou, a présenté des armes blanches pour dire que les forces de l'ordre les ont trouvées dans une Mosquée, sous des nattes. C'était faux. Aucun Imam n'a été inculpé.
A.E : Vous êtes inquiet ou très inquiet pour l'avenir ?
I.I.K : En tant que religieux, je suis inquiet, mais je garde encore espoir.
