Article
Aboubacar Fofana (Porte-parole du COSIM) à propos des événements sanglants du 26 octobre : "Avec Gbagbo le mépris pour les musulmans demeure"
- Titre
- Aboubacar Fofana (Porte-parole du COSIM) à propos des événements sanglants du 26 octobre : "Avec Gbagbo le mépris pour les musulmans demeure"
- Type
- Article de presse
- Editeur
-
Le Patriote
- Date
- 27 novembre 2000
- pages
- 1
- 2
- 3
- nombre de pages
- 3
- Sujet
-
Conseil Supérieur des Imams, des Mosquées et des Affaires islamiques
- Conseil National Islamique
- Langue
- Français
- Contributeur
-
Frédérick Madore
- Identifiant
- iwac-article-0007067
- contenu
-
INTERVIEW EXCLUSIVE
Imam Aboubacar Fofana
À propos des événements du 26 Octobre 2000
"ON VEUT EXTERMINER TOUS LES MUSULMANS DE CÔTE D'IVOIRE"
"Si Gbagbo était un bon chrétien, il aurait reçu le CNI et le COSIM."
Première partie
Ramadan 2000
P. 4-5
P. 6
LE JEÛNE MUSULMAN DÉBUTE AUJOURD'HUI
INVITÉ DE LA RÉDACTION
Aboubacar Fofana (Porte-parole du COSIM) à propos des événements sanglants du 26 octobre. AVEC GBAGBO, LE MÉPRIS POUR LES MUSULMANS DEMEURE.
Porte-parole du Conseil supérieur des Imams (COSIM), Imam de la grande Mosquée d'Aghien, Aboubacar Fofana est une des personnalités les plus en vue de la société civile en Côte d'Ivoire. Défenseur acharné des libertés et de la justice, ce religieux, reconnu pour ses prises de position courageuses et son franc-parler, a accepté d'aborder avec nous la crise socio-politique qui secoue la Côte d'Ivoire. Au moment où toute la Côte d'Ivoire parle de réconciliation nationale, cette interview ouvre une série où nous donnons la parole aux acteurs et observateurs qui, de par leur position, permettent d'éclairer l'opinion sur les causes lointaines et récentes de la tragédie d'octobre.
Interview réalisée par la Rédaction
Le Patriote : Imam, fin octobre 2000, la Côte d'Ivoire a basculé dans la tragédie avec plusieurs morts, on parle même de quelques centaines de morts. Avez-vous été surpris par ces événements ?
Imam Aboubacar Fofana : Oui et non. Oui dans la mesure où c'était la première fois que de telles choses se passent en Côte d'Ivoire. Nous étions loin de nous douter que des frères Ivoiriens seraient allés si loin dans la sauvagerie et dans la barbarie les uns contre les autres. Autrement dit, on était loin de penser que des Ivoiriens puissent aller jusqu'à ce niveau d'atrocité, brûler des innocents, des lieux de culte et des biens, et cela gratuitement. Cela a été une surprise. Mais d'autre part, nous n'étions pas surpris parce que nous avions pressenti cette idée généralisée qui se profilait à l'horizon depuis un certain temps. Et à ce propos, nous avions alerté l'opinion internationale à travers des lettres que nous avons adressées à toutes les chancelleries présentes en Côte d'Ivoire. Nous avons alerté, preuves à l'appui, qu'un génocide se préparait. Et nous avons pris contact avec toutes les formations politiques et syndicales, toutes les organisations non gouvernementales pour attirer leur attention sur cette situation en leur demandant de faire en sorte qu'il n'y ait pas de problème. Après analyse des déclarations qui ont été faites par les uns et les autres, nous nous attendions à quelque chose du genre de ce que nous avons connu et nous avions averti. Donc, cela n'a pas été une surprise. Déjà dans nos lieux de culte, nous recevions des informations selon lesquelles il était question d'exterminer la communauté musulmane. Il faut même dire que depuis les années 1995, les mêmes informations concernant l'extermination de notre communauté circulaient. Si on pousse l'analyse encore plus loin, on voit que dans un document sur l'immigration en Côte d'Ivoire et ses conséquences, publié il y a deux ans par le Conseil économique et social (CES), il est dit quelque part qu'il y a un déséquilibre démographique et que ce genre de déséquilibre se règle ailleurs d'une manière civilisée et pacifique. Mais qu'en Côte d'Ivoire, cela se régule par la violence. Tout cela voulait dire que le nombre des musulmans posait un problème et qu'un jour ou l'autre, on serait tenté de vouloir le résoudre par une sorte de violence. Donc, nos esprits étaient préparés à cela. Mais considérant les rapports qu'il y avait entre nous et nos frères, nous étions à mille lieues qu'ils auraient pu mettre cette idée en pratique.
LP. : Donc, vous avez le sentiment que ce qui s'est produit le 26 octobre répondait à une planification faite depuis longtemps ?
I. A. F. : Tout à fait ! Avec tout ce que nous avons constaté ce jour-là, notamment la célérité des actions, la précision des objectifs et l'ampleur nationale de l'action, le fait que tout le monde se soit levé pour s'en prendre aux mosquées, vers les biens des musulmans et vers leurs domiciles, avec des indicateurs dans tous les quartiers pour montrer où se trouvent les musulmans, il y a lieu de croire qu'il y avait un plan d'action initialement établi. Dans chaque quartier, il y avait des groupes d'animation pour faire ce travail. Et voir qu'à Abidjan comme à l'intérieur du pays, c'étaient des corps habillés, à savoir la Gendarmerie et la Police, qui étaient au-devant des choses, agissant de la même manière vers les mêmes cibles, cela veut dire que quelque chose était organisé.
LP. : Par rapport à cette situation, est-ce que les Forces de sécurité de l'État de Côte d'Ivoire inspirent confiance à la communauté musulmane ?
I. A. F. : C'est la question que nous nous posons. Parce que ce drame nous interpelle. Pour nous, la gendarmerie était un corps d'élite, une force républicaine chargée de veiller à la sécurité de tous les Ivoiriens. Mais depuis le 26 octobre dernier, lorsque nous voyons un gendarme entrer chez nous, nous nous posons plusieurs questions : vient-il pour tuer nos enfants ? Nous tuer nous-mêmes ? Nous nous interrogeons. Les gendarmes sont-ils des forces républicaines ou constituent-ils une milice politique ? Si tel est le cas, à qui allons-nous donc confier désormais notre sécurité ? J'avoue aujourd'hui que dans la communauté musulmane, plus personne ne fait confiance à la gendarmerie et en grande partie à la police. Parce qu'ils ont laissé dans nos esprits une image de tueurs. Eux qui ont arraché des enfants à leur famille pour aller les tuer froidement, sans regret.
LP. : Évidemment, par rapport à la gravité de la question que vous évoquez, est-ce que vous avez rencontré les nouvelles autorités, notamment le président Laurent Gbagbo, pour lui faire part de vos préoccupations ?
LP. : Iriez-vous jusqu'à pencher pour l'organisation de milices privées afin de protéger les lieux de culte ?
I. A. F. : Ce sont des questions que nous nous posons. Nous nous demandons à qui faut-il confier désormais la protection de notre vie, de nos biens, de nos concessions, en un mot notre sécurité, parce que ces faits terribles ont été gérés comme une affaire banale. Ni la gendarmerie, ni la police n'en parlent. Personne n'en parle comme si rien ne s'était passé. Alors que tous savent que des gens ont été soustraits de leurs domiciles, devant leurs parents, pour être abattus froidement dans des camps de gendarmerie. Je pense que ce problème mérite d'être suivi. Et nous nous demandons à qui faudra-t-il confier désormais la sécurité de la communauté musulmane, ses biens, ses lieux de culte. C'est une question à laquelle le gouvernement doit répondre.
Aboubacar Fofana, porte-parole du COSIM, Imam de la mosquée d'Aghien.
I. A. F. : Dans le vif des actions, nous avons demandé tout de suite à rencontrer le président Laurent Gbagbo. Jusque-là, il n'a pas accepté de nous rencontrer. Ce qui est inexplicable devant de telles situations. Nous sommes la communauté qui a été victime d'atrocités. Nous avons perdu des enfants. Nous avons perdu des biens. Nos lieux de culte ont été brûlés. Et nous demandons à rencontrer le chef de l'État, et celui-ci se comporte comme si rien ne s'est passé, affichant un mépris total vis-à-vis de la communauté. Nous n'accepterons pas cela. Et nous continuerons d'attendre.
LP. : Il y a eu une journée des martyrs célébrée au stade Félix Houphouët-Boigny. Par rapport aux événements du 26 octobre et par rapport aux agressions qu'a subies la communauté musulmane, les Imams et chefs religieux que vous êtes ont-ils senti une compassion chez les nouvelles autorités ?
I. A. F. : Non, pas du tout. Et c'est ce qui choque le plus. Nous avions pensé que dans le cadre de la journée des martyrs, nous aurions eu droit à un discours consolateur. Mais cela n'a pas été le cas. Jusque-là, ni les autorités politiques, ni les autorités militaires, personne n'ose tenir un langage qui soulage. L'on nous reçoit deux ou trois jours après les événements pour au moins nous écouter et nous exprimer sa version des faits ?
LP. : Certaines personnes expliquent la situation qu'a vécue la communauté musulmane par le fait que les leaders de cette communauté se mêleraient de politique.
I. A. F. : Tout cela est à mettre au compte du sentiment de mépris que l'on éprouve à notre encontre. Nous sommes des citoyens. Et à ce titre, nous ne pouvons pas nous interdire ce que les lois fondamentales de la Côte d'Ivoire ne nous interdisent pas. Nous ne nous sommes jamais mêlés de la politique politicienne de ce pays. En ce sens, il faut faire une mise au point : la politique se situe à trois niveaux. Il y a la politique qui se pratique pour accéder au pouvoir. Il y a la politique qui sert à gérer le pouvoir. Et il y a la politique qui les concerne tous.
"Les gendarmes, citoyens de la société, sont-ils des forces républicaines ou constituent-ils une milice politique ? Nous nous interrogeons."
Cela ne fait que continuer à développer à travers des discours, la haine et le mépris vis-à-vis de la communauté musulmane. Je pense que cela est insupportable et il faut que les autorités le comprennent. Les autorités actuelles, avec à leur tête M. Laurent Gbagbo, doivent adopter un comportement autre que celui qu'elles affichent jusque-là. Parce que nous nous demandons si elles sont responsables de tout le monde ou d'une partie de la population ivoirienne. La moindre action pour nous soulager est de nous écouter. Que Gbagbo entende notre version des choses et que nous entendions aussi la sienne. Mais qu'il refuse de nous écouter, cela veut dire que le même mépris qui prévalait vis-à-vis de notre communauté avant son arrivée au pouvoir demeure toujours. Et entre-temps, il rencontre d'autres communautés religieuses. Qu'est-ce que cela lui aurait coûté de nous recevoir ?
Dans l'Islam, le prophète (paix et salut de Dieu sur lui) dit ceci : "Celui qui voit quelque chose de blâmable, qu'il le change avec sa main. S'il ne peut pas, qu'il le change avec sa langue. S'il ne peut pas non plus, qu'il le déteste avec son cœur, et cela est le niveau le plus bas de la foi."
À quoi servira notre position si nous ne pouvons pas dire à l'État que ce qu'il fait va mettre en péril l'existence même de cet État ? De ce que les leaders musulmans font de la politique, je pense que cela relève d'un mépris. Qu'on regarde un peu en face, pour savoir qui parmi les religieux fait réellement de la politique. S'il s'agit de nos déclarations, que les gens sachent que chaque fois que nous avons fait des déclarations, elles ont eu la même teneur que celles des autres communautés. Mais peut-être pas dans le même sens. Certains nous ont reproché d'avoir demandé aux musulmans de rester chez eux le jour des votes présidentiels. Mais on ne reproche point aux autres communautés religieuses d'avoir appelé leurs fidèles à aller voter. Il est bon de rappeler que l'abstention est un droit. Les autres n'ont pas jugé nécessaire d'en faire usage. Nous, si. Il n'était pas obligatoire pour nous de nous rendre dans les bureaux de vote. Nous avons décidé que nos fidèles restent chez eux car nous savions que ce vote créerait des problèmes. Que ces élections avaient un caractère conflictuel. Parce que le processus avait été vicié dès le départ. Pendant le référendum, des musulmans ont été purement et simplement arrêtés parce qu'ils voulaient voter. Nous avons entendu le chef de l'État (de l'époque) lui-même dire à des gens que s'ils voyaient des étrangers venir voter, de les en empêcher. Et du coup, nous sommes indexés comme étant des étrangers. Comment voulez-vous qu'avec tous ces problèmes, nous laissions nos fidèles aller s'exposer à des brimades et cautionner la mascarade ? Voilà pourquoi, le jour du vote, nous sommes simplement restés à la maison, priant et jeunant. Puisque nous n'avons même pas de candidat à choisir. Nous avons été privés de nos choix. Pour qui devions-nous aller voter ? Cela, ajouté à l'atmosphère d'insécurité qui prévalait, nous a emmenés à demander à nos fidèles de rester chez eux pour prier et jeûner. Et ceux qui voulaient aller voter l'ont fait sans problème. Ceux qui voulaient rester à la maison y sont restés.
Nous sommes tous responsables et nous avons notre mot à dire. C'est ce que la communauté musulmane doit faire chaque fois devant les grands événements à travers le Conseil national islamique (CNI), le Conseil supérieur des Imams (COSIM), etc. Nous avons fait des déclarations de principe concernant l'unité nationale, la cohésion sociale, l'entente entre les enfants de ce pays. Nous avons attiré l'attention de Bédié sur l'ivoirité qui est un concept dangereux. Mais il ne nous a pas écoutés. Nous avons saisi le Général Guéi en privé comme en public pour lui montrer notre vision des choses. Nous avons fait des déclarations, mais nous n'avons pas été écoutés. Tout le monde connaît les conséquences. Et aujourd'hui, on voit que c'est toujours la même chose qui se poursuit. Mais nous n'éprouvons pas de complexe pour faire ce que nous voulons. Nous avons fait et nous le ferons davantage. Tant qu'il s'agira de la Côte d'Ivoire et que nous serons des chefs religieux de ce pays, si nous sentons que ce qui est fait n'est pas bon, nous allons le dénoncer. C'est notre rôle religieux avant d'être politique.
LP. : Cela pose le problème de la laïcité de l'État ivoirien. Est-ce que depuis les indépendances, la communauté musulmane pense que la laïcité en Côte d'Ivoire a été vécue correctement ? Selon vous, la Côte d'Ivoire ressemble-t-elle à un pays laïc ?
I. A. F. : Au vu de tout ce qui s'est passé ces derniers temps, nous en doutons de plus en plus. Au vu surtout des implications de certains religieux dans la politique d'une manière ouverte, c'est-à-dire la politique politicienne elle-même. Dans le temps, nous avions été interpellés par le CNSP qui disait qu'il y avait des sermons qui étaient violents. Il s'agissait de mes sermons. Et je leur ai dit qu'il n'y avait pas de sermons violents. J'ai attiré l'attention du CNSP en disant qu'il y avait des langages et des discours dangereux qui se tenaient en ce moment. Il y a eu des réunions de femmes d'ONG chrétiennes où il a été dit publiquement que pour être chef de l'État, il faut croire au Christ. Il y a des témoignages qui le prouvent. Il y a eu également une émission à la télé pendant deux heures où on disait que le chrétien doit être toujours devant et non derrière. Nous avons ici des journaux à la une desquels l'on s'interroge.
I. A. F. : Je ne saurai vous le dire pour le moment. De toute façon, les personnes se reconnaissent. Il faut que les vrais problèmes soient posés en Côte d'Ivoire. Parce que comme nous l'avons dit, tant que les vrais problèmes ne seront pas posés et qu'on n'en discutera pas, on se cachera derrière de fausses lois et la Côte d'Ivoire ira mal. Parce que comme nous l'avons dit, qu'on ne se fasse pas d'illusions. Ce pays ne pourra être le pays d'une seule région. Ceux qui n'ont pas encore compris cela le comprendront un jour. S'il y a une volonté collective de vivre ensemble, on vivra ensemble. Un musulman peut être président de la République en Côte d'Ivoire. Nous n'avons noté aucune réaction des autorités vis-à-vis de ces faits. Nous avons lu également une interview que la Secrétaire générale du RDR, Mme Henriette Diabaté, a accordée au quotidien Le Jour dans laquelle elle a révélé que des religieux sont venus la rencontrer pour lui dire : "Qu'est-ce que tu fais avec ces musulmans ?" Il a été demandé au Pasteur Leka pourquoi il soutenait des musulmans. Et que lorsque ceux-là seraient au pouvoir, ils empêcheraient d'exercer son activité pastorale. Voici autant d'éléments que nous avons découverts et sur lesquels nous avons attiré l'attention de l'Autorité pour dire que cela allait contre la laïcité de l'État. Bien avant cela, nous avons vu le président Bédié se rendre au Vatican dire au Pape qu'il mettait son mandat présidentiel sous son autorité. Personne n'a réagi face à cela. Ici, on ne parle de laïcité que lorsqu'il s'agit de l'utiliser contre les musulmans. Il y a des radios confessionnelles qui, pendant tout ce temps, laissaient entendre : "Volez Jésus, votez Jésus." Et tout ceci, malgré le fait que leurs cahiers de charges le leur interdisent. On a vu des personnes venir à la télévision dire qu'il s'agit d'un combat entre Jésus et Mahomet. Personne ne s'est plaint. Et après les élections, on entend partout que c'est la victoire de Jésus sur Mahomet. Où est donc la laïcité de l'État ? Tout cela a une signification. Mais quand nous posons ce problème, nous n'obtenons pas de réponse. Pendant tout le temps depuis les indépendances, certaines confessions religieuses ont bénéficié de subventions allant de trois à sept milliards par an sur le budget de l'État. Pourtant, nous sommes également des contribuables et nous le sommes plus que les autres. Mais nous n'avons rien reçu. C'est cela le fond du problème. Et chaque fois que nous avons voulu parler, on nous a dit que nous ne sommes pas organisés. Et lorsque nous avons voulu nous organiser en mettant le CNI en place, on est venu nous gazer et nous pourchasser avec des commandos dans nos mosquées. Voilà des problèmes qui sont posés au niveau de la communauté. Vous êtes sans ignorer que nos frères catholiques et protestants avaient des radios. Nous savons quel était le nombre de fréquences accordées à nos frères catholiques. Mais quand nous avons demandé une seule fréquence, que de difficultés avons-nous rencontrées. Alors nous voulons que l'on soit franc avec nous. Qu'on cesse de parler de laïcité lorsqu'il s'agit des musulmans pendant qu'on se tait lorsque les autres enfreignent aux règles de cette même laïcité.
LP. : Avez-vous vécu la médiation que Monseigneur Agré a menée entre M. Laurent Gbagbo et le Général Guéi comme une conspiration contre la communauté musulmane, tel que l'ont vécu certains de vos fidèles qui n'hésitent plus à le dire ?
I. A. F. : Nous pensons que tout le monde doit réconcilier n'importe qui. On a vu bien sûr Papa Nouveau qui est intervenu dans cette affaire de réconciliation. On a vu Monseigneur Dakoury et Monseigneur Agré s'impliquer directement dans cette recherche de solution. Mais ce qui est grave, c'est qu'on dise pendant ces réconciliations que l'ennemi commun a déjà vaincu. Quel est cet ennemi commun ? Il est grave que des responsables tiennent ces propos sur des antennes internationales.
LP. : À qui faites-vous allusion concrètement ?
I. A. F. : Aux chrétiens, c'est dans leurs cœurs. Qu'ils sachent que nous sommes condamnés à vivre ensemble. Nous sommes des frères. Pas par notre volonté, mais par celle de Dieu. Nul n'a choisi son lieu de naissance. Nous n'avons pas choisi d'être Ivoiriens, c'est Dieu qui l'a voulu. Et c'est le même Dieu qui a voulu qu'en Côte d'Ivoire, il y ait des chrétiens et des musulmans. Et tant que nous n'aurons pas compris que la religion doit nous aider à vivre ensemble et qu'on voudrait seulement miser sur les préférences, sur les privilèges et l'esprit d'exclusion, la Côte d'Ivoire ne pourrait avancer. Voilà la réalité. Nous n'avons pas besoin d'argent. Nous n'attendons pas qu'on ait pitié de nous. Tout ce que nous demandons, c'est que les gens aient le sentiment qu'ils vivent avec des hommes qui ont les mêmes droits qu'eux. Nous ne sommes pas faibles, nous sommes réfléchis. Personne n'a le monopole de la violence.
LP. : Comme vous le disiez plus haut, beaucoup de mosquées ont été brûlées. Et Monseigneur Agré a proposé une quête aux catholiques pour la réhabilitation de ces mosquées. Comment avez-vous accueilli cette proposition ?
I. A. F. : Le problème pour nous n'est pas de reconstruire des mosquées. Nous avons de nombreuses mosquées en Côte d'Ivoire. Dieu merci, dans notre communauté, nous avons la possibilité de construire plusieurs mosquées de nos propres moyens. Mais ce que nous demandons à Monseigneur Agré et à travers lui, à beaucoup d'autres chefs religieux, c'est d'enseigner l'amour entre les peuples. Nous sommes au courant de beaucoup de choses. Aujourd'hui, nous avons découvert que certains de nos frères chrétiens (heureusement pas tous) avaient beaucoup de haine et de jalousie contre nous. Nous avons encore en mémoire les déclarations des gendarmes, celles des militants du FPI lorsqu'ils torturaient, tuaient des gens, brûlaient leurs concessions, leurs biens, enlevaient des enfants innocents et allaient les tuer, mettant les femmes nues et jouant avec des matraques dans leurs sexes ! Même si on n'est pas croyant, on doit être humain ! Aucune religion, même celle de Jésus, telle qu'on la connaît à travers le Coran, ne peut admettre cela. Je l'ai déjà dit à d'autres occasions que ce dont nous avons besoin chez les autres, c'est de l'amour et non des frustrations. Mais à votre sens, pourquoi la communauté musulmane ou d'une façon générale les communautés nordiques de la Côte d'Ivoire sont-elles toujours si attaquées sur la scène politique depuis bientôt une dizaine d'années ?
I. A. F. : Voilà la réalité. Nous n'avons pas besoin d'argent. Nous n'attendons pas qu'on ait pitié de nous. Tout ce que nous demandons, c'est que les gens aient le sentiment qu'ils vivent avec des hommes qui ont les mêmes droits qu'eux. Nous ne sommes pas faibles, nous sommes réfléchis. Personne n'a le monopole de la violence. Mais notre religion nous enseigne autre chose que cela. Et nous avons supporté pendant tout le temps après les indépendances, le fardeau de la paix. Car nous n'avons connu que des brimades. Mais ce n'est pas par faiblesse que nous avons accepté ces brimades. Il faut que tout le monde comprenne cela. La meilleure des choses que Gbagbo devait faire pour montrer qu'il est un bon chrétien, c'était de nous recevoir lorsque nous avons demandé cela. Il savait que nous étions frustrés, que nous étions blessés, et que nos mosquées n'avaient rien à voir avec leur combat politique. Et que ce sont les militants de son parti qui ont brûlé nos mosquées. La moindre des choses était de nous recevoir. Nous avons plus besoin de leur cœur que de leur argent. Et qu'ils cessent d'enseigner la haine. Car comme le prophète Mahomet (paix et salut de Dieu sur lui) le dit, la haine et la foi ne cohabitent pas dans le même cœur. Si vous enseignez la haine, la foi s'en va. La jalousie et la foi ne cohabitent pas dans le même cœur. Si la jalousie entre, la foi sort. Qu'on soit jaloux des musulmans parce qu'ils ont travaillé, parce qu'ils ont des biens en Côte d'Ivoire, ça veut dire qu'on doute du partage de Dieu.
I. A. F. : C'est une question que nous nous posons aussi. Vous savez, la haine et la jalousie n'obéissent pas à une rationalité. Tout le monde sait aujourd'hui que toutes les grandes villes de la Côte d'Ivoire sont peuplées par les communautés nordiques. De par notre tradition, nous sommes des commerçants. Nous nous sommes installés et nous avons fondé la Côte d'Ivoire avec nos frères. Nous avons une activité qui est le commerce. Aujourd'hui, si vous regardez les grandes villes telles que Bouaké et Daloa, vous vous rendrez compte que nous devons être plus pacifiques que les autres. Car nous connaîtrons d'énormes pertes en brûlant la Côte d'Ivoire. Nous ne devons pas brûler ce pays car il nous appartient. Si on brûle Treichville, ce sont nos propres biens qui brûleront. Et il en est de même pour Adjamé, Bouaké, Daloa, Gagnoa, etc. C'est nous en grande partie qui perdons. Mais toute chose a une limite. C'est pourquoi la communauté musulmane, ne se sentant plus intéressée par la Côte d'Ivoire, n'a jamais voulu s'engager sur la voie de la violence. Mais je dis bien que toute chose a une limite. Parce que quand notre foi sera attaquée, nous la défendrons. Si nos lieux de culte sont attaqués, cela veut dire qu'on veut anéantir les symboles de notre existence. Nous n'accepterons pas cela. Il faut que les gens le comprennent dès maintenant et qu'on cesse de biaiser dans cette affaire, en créant une volonté de coexistence pacifique de part et d'autre. Nous sommes attaqués tout simplement par jalousie. Nous sommes attaqués parce que nous sommes nombreux. Parce que nous sommes les plus présents. Nous sommes attaqués parce que nous sommes différents des autres. Nous sommes victimes d'une intolérance. L'on veut nous considérer comme des étrangers. Mais nous ne sommes étrangers, nulle part sur ce sol ivoirien. C'est nous qui avons reçu tous les enfants de nos ennemis d'aujourd'hui dans les villes pour qu'ils aillent à l'école. Tous ceux ayant le même âge que moi et qui sont cadres aujourd'hui, ont bénéficié de notre affection et notre entretien. Nos concessions ont servi de dortoir à tous les élèves qui sont allés à l'école en Côte d'Ivoire. Nous n'avons jamais été méchants envers qui que ce soit. C'est dommage que tout cela ne soit pas reconnu aujourd'hui, qu'on veuille nous traiter d'étrangers. Il faut que cela cesse. Qu'on s'asseye, qu'on discute en vertu des lois fondamentales que nous nous sommes données. Nous n'avons pas demandé à devenir Ivoiriens. Nous n'accepterons pas qu'il y ait un droit pour une partie des Ivoiriens et qu'il n'en existe pas pour le reste. Nous savons que cela mérite un combat. Nous allons donc nous battre pour que tous les enfants de la Côte d'Ivoire aient tous les mêmes droits et les mêmes devoirs. C'est le sens de notre combat à nous.
ENCORE PLUS EXPLOSIF DEMAIN : L'IMAM FOFANA DONNE SA VISION DE LA RÉCONCILIATION NATIONALE.